Avis scientifique 2013/076
Situation du béluga (Delphinapterus leucas) dans l'estuaire du fleuve Saint-Laurent
Sommaire
- Le béluga est une espèce arctique, et la population de l'estuaire du Saint-Laurent (ESL) vit à l'extrême sud de l'aire de répartition de l'espèce. Elle occupe surtout l'ESL et, saisonnièrement, également le golfe du Saint-Laurent. Son aire de répartition correspond aujourd'hui à environ 65 % de ce qu'elle était historiquement, alors que la taille du cœur annuel de l'aire de répartition se situe à la limite inférieure des zones d'occupation décrites pour l'ensemble des populations de cette espèce.
- La population de béluga de l'ESL est considérée menacée en vertu de la Loi sur les espèces en péril (LEP) du Canada; son habitat essentiel a été identifié et il correspond à la zone d'occupation estivale des femelles accompagnées de veaux ou de juvéniles (FVJ).
- Les données tirées d'un programme de surveillance des carcasses indiquent une variation annuelle, mais aucune tendance, dans le nombre de carcasses de bélugas adultes (mâles et femelles) signalées entre 1983 et 2012, avec une valeur médiane de 10,5 individus par an. Le nombre de signalements de carcasses de nouveau-nés a varié de 0 à 3 par année jusqu'en 2007, mais a été inhabituellement élevé en 2008, en 2010 et en 2012, avec 8, 8 et 16 carcasses respectivement. Ce nombre se situait près de la fourchette ou dans la fourchette mentionnée précédemment en 2009 (n=1) et en 2011 (n=4). La composition des carcasses selon l'âge indique une hausse de la mortalité chez les jeunes femelles adultes dans les années 2000 par rapport aux années1990.
- Les nécropsies réalisées sur 222 carcasses révèlent que la principale cause du décès chez le béluga juvénile était la pneumonie d'origine parasitaire (52 %). Le cancer (17 %) et les maladies bactériennes (13 %) étaient les causes les plus courantes du décès chez le béluga adulte. Aucun des bélugas présumément nés après 1971 n'avait de cancer, ce qui coïncide avec la réglementation de plusieurs substances chimiques, notamment les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) et les biphényles polychlorés (BPC).
- Les nécropsies ont aussi démontré la présence de mises bas problématiques (dystocie) et de complications post-partum. Ces problèmes liés à la reproduction ont été associés au décès de 19 % des femelles adultes, et leur fréquence a augmenté au cours des 10 dernières années. Plusieurs cas ont été observés depuis 2010, et le nombre de signalements de carcasses de veaux a aussi été élevé lors de certaines années.
- À l'exception d'un veau empêtré accidentellement dans un filet, aucun des veaux examinés au cours de la période d'étude ne présentait de changement d'ordre pathologique susceptible d'avoir pu entraîner la mort.
- L'effectif de la population de béluga de l'ESL a été estimé au moyen de 8 relevés photographiques et de 28 relevés visuels effectués le long de transects aériens entre 1988 et 2009. Les estimations de 2009 sont les plus faibles des deux séries temporelles. Cependant, on ne dénote aucune tendance à long terme dans l'abondance à partir des séries temporelles visuelles ou photographiques.
- La proportion de veaux âgés de 0 et 1 an dénombrés lors des relevés photographiques a décliné vers la fin des années 1990, passant de 15,1-17,8 % pendant cette décennie à 3,2-8,4 % dans les années 2000.
- Les estimations de l'abondance et le pourcentage de veaux âgés de 0 et 1 an, ainsi que le nombre de carcasses de bélugas signalées chaque année entre 1983 et 2012, ont été intégrés à un modèle de population structuré par âge. Le modèle a permis d'estimer que la population était stable ou en lente croissance jusqu'au début des années 2000 (atteignant environ 1 000 individus en 2002), puis en déclin depuis pour atteindre une population totale de 889 individus (intervalle de confiance [IC] à 95 % : 672-1 167 individus) en 2012.
- Le modèle laisse aussi entendre que la population de béluga de l'ESL a vu ses paramètres vitaux et sa structure d'âge changer, passant d'un état relativement stable à une période d'instabilité caractérisée parce qui appert être un changement de l'intervalle entre vêlages de trois ans à un intervalle de deux ans, une variabilité accrue du taux de gestation et de mortalité des nouveau-nés, et un déclin de la proportion d'individus immatures et de nouveau-nés dans la population.
- Un programme à long terme de photo-identification des bélugas de l'ESL vivants (1989-2012) démontre des changements dans la structure d'âge et la production de veaux similaires à ceux suggérés par le modèle. Plus précisément, pour la période allant de 2004 à 2012, les années où le modèle prédisait un taux de gestation élevé ont été suivies par l'observation sur le terrain d'une production élevée de veaux. Le programme de photo-identification laisse aussi entrevoir une légère augmentation de la proportion d'individus gris (juvéniles et jeunes adultes) de 1989 jusqu'au milieu des années 2000, avec une récente transition vers une tendance négative reflétée dans le modèle par une réduction de la proportion d'individus immatures.
- Le béluga de l'ESL est l'un des mammifères marins les plus contaminés au monde. Alors que certaines substances chimiques (p.ex., BPC, DDT) ont diminué chez le béluga au cours de la dernière décennie, d'autres produits chimiques comme les composés de polybromodiphényléther (PBDE) ont augmenté de façon exponentielle au cours des années 1990 et sont à leur sommet depuis. On n'a pas pu établir si ces composés ont joué un rôle en regard de l'occurrence récente et élevée de complications liées à la mise bas et de mortalités de nouveau-nés chez le béluga de l'ESL. Toutefois, ces différents types de produits chimiques sont reconnus pour entraîner divers effets perturbateurs sur le système endocrinien des mammifères, avec des effets possibles sur leur reproduction, leur comportement et leur système immunitaire, ainsi que sur le développement des petits.
- Le béluga de l'ESL est exposé de manière chronique au bruit et au dérangement découlant de la navigation commerciale, des activités récréatives et d'une importante industrie d'observation des mammifères marins, particulièrement dans le chenal nord de l'ESL et la partie inférieure du fjord du Saguenay, où la majorité de ces activités ont lieu. Le trafic maritime lié aux activités touristiques et récréatives atteint un sommet en juillet et en août, période de mise bas du béluga de l'ESL, et a augmenté entre 2004 et 2012 dans certains secteurs de son habitat essentiel suite à l'établissement de nouvelles entreprises d'observation en mer dans l'estuaire moyen et qui ciblent le béluga.
- Des propositions visant à modifier les routes de certaines voies maritimes du chenal nord au chenal sud dans l'ESL sont actuellement à l'étude. Le chenal nord est fortement insonifié par le bruit du trafic maritime actuel, mais les îles situées au milieu de l'ESL créent un écran au son pour l'habitat des femelles accompagnées de veaux et de juvéniles (FVJ) situé le long de la rive sud. L'augmentation de la navigation commerciale dans le chenal sud réduirait considérablement les zones d'abri contre le bruit où peuvent se réfugier les FVJ.
- Les traceurs chimiques (isotopes stables) présents dans les carcasses de béluga recueillies entre 1988 et 2012 indiquent un changement soutenu des sources de carbone (et probablement du régime alimentaire) des mâles et des femelles adultes depuis 2003. On ignore quelles sont les proies et les facteurs écosystémiques responsables de ce changement.
- L'analyse de 28 indices écosystémiques décrivant la variabilité de l'écosystème du golfe du Saint-Laurent de 1990 à 2012 révèle que les conditions environnementales ont changé au cours de cette période, passant de sous les moyennes à long terme vers la fin des années 1990 (c.-à-d. environ à la même période où la structure d'âge de la population de béluga de l'ESL est devenue instable, où la proportion de veaux a diminué dans la population, et où un nombre accru de veaux morts ont été signalés. La période de conditions environnementales sous la moyenne à long terme correspond aussi à la période pendant laquelle la biomasse du hareng de printemps de 4T et des gros poissons de fond du golfe était la plus faible, l'état des glaces était inférieur à la moyenne et la température de l'eau était supérieure à la moyenne. L'évolution de ces variables depuis 1971 a aussi permis de définir la période débutant vers la fin des années 1990 comme une période soutenue de 14 ans de conditions se situant sous la moyenne à long terme, avec des conditions extrêmes sans précédent de 2010 à 2012.
- De nombreux organismes marins retrouvés morts, y compris un nombre inhabituellement élevé de bélugas et de leurs proies, ont obtenu un résultat positif à un dépistage de saxitoxines durant une période correspondant à une prolifération de dinoflagellés Alexandrium tamarense, ce qui indique que le bloom d'algues toxiques était responsable de ces décès, en tout ou en conjonction avec d'autres conditions environnementales défavorables.
- Le nombre de carcasses de nouveau-nés 8 et 16 fois plus élevé en 2010 et 2012 que les nombres médians observés durant la période d'étude ne peut s'expliquer seulement par une production élevée de veaux, ce qui laisse supposer que les mortalités observées découlent d'une combinaison d'une production accrue de veaux et d'une diminution de leur survie. Cela est appuyé par les forts taux de gestation prédits par le modèle en 2009 et en 2011, et l'indice élevé de production de veaux observé sur le terrain l'année d'après (2010 et 2012). Les nombres supérieurs à la médiane de décès de veaux dans l'ESL en 2010 et en 2012 ont été observés au cours d'une période sans précédent de condition de glaces bien inférieur à la moyenne à long terme dans le golfe du Saint-Laurent, et de températures élevées de l'eau, des conditions qui étaient aussi favorables à une hausse des activités de navigation de plaisance. Ces conditions ont peut-être engendré une plus forte perturbation des FVJ durant une période sensible.
- Voici quelques-unes des sources d'incertitude : 1) le taux de déclin de la population, qui varie en fonction des données utilisées dans le modèle, 2) l'aire de répartition estivale, qui s'étendrait peut-être plus vers l'aval qu'on ne le croit actuellement, 3) les biais découlant de l'utilisation de données sur les carcasses de béluga comme inférence des taux de mortalité à l'âge et selon le sexe, 4)les taux de mortalité en dehors de la période estivale, 5) les espèces de proies saisonnièrement importantes pour le béluga de l'ESL, ainsi que l'abondance et la disponibilité de ces proies dans l'ESL, 6) l'importance des glaces pour le béluga, 7) les sources de perturbations d'origine anthropique dans l'habitat essentiel, dont le portrait est incomplet 8) les tendances des nouveaux contaminants et des nouvelles toxines chez le béluga et ses proies, et leurs effets sur le béluga.
- Le déclin de la population de béluga de l'ESL depuis le début des années 2000 suggéré par le modèle s'est produit durant une période de changement des conditions environnementales dans le golfe du Saint-Laurent, et où les niveaux de certains contaminants (PBDE) étaient élevés chez le béluga de l'ESL, que l'exposition au bruit et au trafic maritime était chronique et accrue, et que survenaient des proliférations occasionnelles d'algues toxiques dans l'ESL.
- La variabilité du climat dont découlent, entre autres, une augmentation de la température de l'eau et un déclin connexe du couvert de glace, peut avoir d'autres répercussions sur cette population de béluga, par exemple par l'intermédiaire de changements dans les ressources alimentaires et d'une hausse de la compétition entre les espèces en raison d'une expansion de l'aire de répartition d'autres espèces avec la diminution du couvert de glace. À court terme, les efforts peuvent être dirigés vers l'élimination des agents de stress d'origine anthropique, comme les perturbations dans les zones sensibles, la contamination chimique, l'enrichissement en éléments nutritifs, la perte d'habitat pour le béluga et ses proies de même que la compétition exercée par les pêches pour les ressources alimentaires.
Le présent avis scientifique découle de la Réunion annuelle du Comité national d'examen par les pairs sur les mammifères marins (CNEPMM) tenue du 7 au 11 octobre 2013. Toute autre publication découlant de cette réunion sera publiée, lorsqu'elle sera disponible, sur le calendrier des avis scientifiques de Pêches et Océans Canada.
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