Avis scientifique 2010/071
Impacts des phoques gris sur les populations de poissons de l’est du Canada
Sommaire
- On trouve des phoques gris dans trois écosystèmes marins interconnectés du Canada Atlantique situés au sud du chenal Laurentien. Le sud du golfe du Saint-Laurent (4T) est une mer semi-fermée, peu profonde, très productive pendant l’été, mais qui gèle l’hiver. De nombreuses populations de poissons de 4T, dont la morue, migrent et hivernent dans les eaux chaudes et plus profondes au large du Cap Breton (4Vn). Les stocks de morues des deux écosystèmes du plateau néo-écossais (4VsW et 4X) ne migrent pas beaucoup et les individus sont de plus grande taille à un âge donné que la morue de 4T. On trouve aussi un petit stock de morues résidant en 4Vn mais aucune étude n’a été menée pour ce stock. Le phoque gris est une espèce très mobile, qui chasse dans les eaux allant du Banc de Georges au nord du golfe du Saint-Laurent. Sur cette immense aire géographique, les phoques gris sont au contact de différentes communautés de proies qui diffèrent en termes de profondeur et d’étendue géographique. Il est de connaissance notable que tous ces facteurs influencent le comportement d’approvisionnement et le régime alimentaire des phoques gris. Associés aux différentes dynamiques des troupeaux de phoques gris et de leurs proies du golfe, de l’île de Sable et des côtes de la Nouvelle-Écosse, ces facteurs suggèrent que l’influence des phoques gris sur les populations de proies telles que la morue, varie selon les écosystèmes.
- Des changements drastiques ont eu lieu durant les dernières décennies au sein de ces écosystèmes. Les ressources en poissons de fond et la pêche de ces poissons, jadis caractéristiques du sud du golfe, ont été remplacées par des poissons démersaux de petite taille et la pêche d’invertébrés. Comme celui du sud du golfe, l’écosystème de l’est du plateau néo-écossais a connu la pêche active de poissons de fond jusqu’au début des années 1990 : elle a été remplacée par la pêche d’espèces invertébrées telles que la crevette et le crabe. La pêche d’invertébrés a aussi augmenté à des niveaux sans précédents à l’ouest du plateau néo-écossais et dans la baie de Fundy, mais la pêche de certains poissons de fond continue et entraîne la prise accessoire de morues lors de pêches dirigées vers d’autres espèces.
- La taille de la population de phoques gris du Canada est estimée par un modèle rassemblant les estimations de la production de jeunes, les taux de reproduction et l’information sur les captures. Les tendances d’abondance données par quatre modèles de population ont été présentées lors de cette rencontre. Ces modèles reposent sur des présuppositions légèrement différentes quant au taux de mortalité des adultes, aux effets de l’augmentation de la densité sur le taux de croissance de la population, et quant à la mortalité due aux glaces des jeunes phoques dans le sud du golfe. Une fois ces présuppositions prises en considération, on estime que la population a augmenté d’environ 10 000 têtes en 1960 à environ 330 000 – 410 000 têtes en 2010, selon le modèle utilisé.
- Aux fins de gestion, la population de phoques gris est divisée en trois troupeaux, selon les sites de mise bas. Les troupeaux se nourrissent dans les eaux côtières et au large des zones 3Pn, 3Ps, 4R, 4T, 4Vn, 4VsW, 4X et 5Z. Le plus grand troupeau, composé de 260 000 à 320 000 têtes, selon les présuppositions utilisées dans le modèle, se trouve sur l’île de Sable. Le taux de croissance de ce troupeau est tombé de 12,8% pendant les années 1980 à approximativement 4% ces cinq dernières années. Il est difficile de dire si la baisse du taux de croissance de la population est due à des changements touchant les taux de reproduction spécifiques à chaque classe d’âge, les taux de mortalité des jeunes de l’année, ou les deux. Le troupeau du sud du golfe du Saint-Laurent compte entre 55 000 et 71 000 têtes, selon les modèles, et bien qu’il semble croître, le taux d’augmentation varie selon la mortalité des jeunes causée par de mauvaises conditions de glace. Le troupeau des côtes de la Nouvelle-Écosse est le plus petit des trois, avec entre 20 000 et 22 000 têtes. Bien que la majorité de ces animaux naissent sur l’île de Hay, le long de la côte orientale, leur abondance est en hausse et de nouvelles colonies de reproduction s’établissent au sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, avec la contribution d’immigrants provenant du troupeau de l’île de Sable. Au cours de l’année, les phoques de chacun de ces troupeaux se déplacent sur un vaste territoire à la recherche de nourriture et contribuent sûrement ainsi à la colonisation de nouveaux sites de reproduction. Les raisons de la forte augmentation du nombre de phoques sont encore floues mais il est probable que la réduction de la chasse et l’augmentation des habitats de reproduction sur la glace dans le golfe y aient contribué. Bien que les fluctuations des niveaux d’abondance passés soient peu connues, la taille actuelle de la population est la plus grande mesurée au cours des derniers siècles.
- Il y a des stocks de morues distincts dans chacun des trois écosystèmes. L’abondance de tous les stocks a baissé d’au moins 80% et est restée à un niveau peu élevé jusqu’à maintenant. La surpêche a provoqué la diminution des stocks en 4T, 4Vn et 4VsW, qui ont atteint un faible niveau d'abondance au début des années 1990. C’est aussi la surpêche qui a contribué, dans une moindre mesure, au déclin du stock en 4X jusqu’au milieu des années 1990. La pêche a été fermée ou grandement réduite pour tous ces stocks pendant les deux dernières décennies.
- Bien que la mortalité due à la pêche ait été fortement réduite, la survie de la morue adulte en 4T est restée à un niveau très bas pendant cette période et le stock a continué de baisser. Si les niveaux actuels de productivité et de mortalité naturelle persistent, le stock risque de baisser jusqu’à des niveaux frôlant l’éradication en 40 à 50 ans. On observe des niveaux similairement élevés de mortalité naturelle en 4T chez d’autres poissons démersaux de grande taille tels que la raie tachetée et la merluche blanche qui ont eux aussi atteint de très faibles niveaux d’abondance et continuent de décliner. Le stock résident de morue en 4Vn reste très bas depuis les années 1980. Le stock de morue de 4VsW a chuté rapidement à la fin des années 1980, ce qui a mené à son effondrement, ainsi qu’à la fermeture de la chasse en 1993. La biomasse du stock est restée à un niveau faible pendant plus d’une décennie, mais croît depuis peu de temps et on y observe une amélioration de la survie des jeunes morues. La mortalité élevée et le déclin persistant depuis le milieu des années 1990, malgré les restrictions de la pêche, caractérise aussi le stock de morue 4X.
- En ce qui concerne la morue de 4T, plusieurs causes potentielles permettant d’expliquer l’augmentation de la mortalité d’animaux adultes ont été examinées, telles que les prises accessoires, l’émigration, la maladie, les contaminants, les parasites, la mauvaise condition des poissons, les changements biodémographiques et la prédation causée par les phoques ainsi que par d’autres prédateurs. Un rapport basé sur les données disponibles pour chacune de ces causes a mené à la conclusion que la prédation par les phoques gris était vraisemblablement la cause principale expliquant l’augmentation de la mortalité des morues de grande taille du sud du golfe. Les changements de composition des espèces et des tailles observés dans les communautés de poissons du sud du golfe pourraient correspondre à des changements de la mortalité similaires à ceux observés pour la morue. On considère que les phoques gris sont un élément important de la mortalité naturelle élevée de la raie tachetée et de la merluche, qui sont deux espèces à fort risque d’éradication dans le sud du golfe.
- La détermination du régime alimentaire des phoques gris repose essentiellement sur des méthodes indirectes car il est peu fréquent de pouvoir observer directement ce qu’ils ingèrent. Les méthodes utilisées sont basées sur la récupération de parties dures telles que les otolithes des poissons, à partir des contenus stomacaux, des intestins et des fèces, ainsi que sur l’analyse chimique de la graisse des phoques et de leurs proies. Chacune de ces méthodes possède des points forts et des faiblesses. En plus de la difficulté de déterminer le régime alimentaire d’un phoque gris, il est aussi difficile d’obtenir un échantillon représentatif de ce régime alimentaire car les phoques se déplacent sur de vastes territoires et leur régime varie selon le sexe, la saison, l’aire d’étude et d’autres facteurs. L’analyse des sources de données ci-dessus procure une large gamme de valeurs en ce qui concerne le pourcentage de morues présentes dans le régime alimentaire des phoques gris; la moyenne dans l’ensemble est de 2-7% en 4VsW, et en 4t, elle s’étend de 1% pour les femelles l’été à 24% pour les échantillons de mâles pendant l’hiver. Ces méthodes font toutes des suppositions qui sont peut-être en partie inexactes, mais il est vraisemblable que ces estimations constituent des représentations crédibles du régime alimentaire des phoques dans les régions où les échantillons ont été collectés.
- Afin d’estimer la consommation, on procède à l’extrapolation des diverses estimations du régime alimentaire à la région dans sa totalité et sur l’année toute entière. Cependant, les lacunes dans l’échantillonnage augmentent fortement l’incertitude entourant ces estimations de consommation et peuvent introduire des biais. En particulier, la consommation de morues de grande taille pourrait être sous-estimée à cause des lacunes spatiales et saisonnières de l’échantillonnage pendant les périodes où les morues sont regroupées.
- Les modèles énergétiques indiquent qu’un phoque gris a besoin d’environ 1 à 2 tonnes de proies par année (3-6 kg/jour), selon l’âge et le sexe du phoque et selon le contenu énergétique des différentes proies qui constituent leur régime alimentaire. Cette variabilité du contenu énergétique des proies a une incidence sur les estimations de la quantité de morues consommées par les phoques de chaque stock (voir paragraphe 8). La meilleure estimation possible de la consommation de morues par le phoque gris ces dernières années, se situe entre 4 500 et 20 000 tonnes par année en 4T, et entre 3 000 et 11 000 tonnes par année en 4VsW. Ces estimations elles-mêmes sont sujettes à de grands écarts-types et ces larges gammes de valeur reflètent l’incertitude due aux présuppositions faites pour pallier aux lacunes dans l’échantillonnage ainsi que le traitement des données sur le régime alimentaire en 4VsW.
- En 4T, on considère que les phoques gris représentent une source significative de mortalité pour les morues de grande taille (>35cm) ainsi que pour d’autres poissons benthiques adultes. Les morues du sud du golfe se rassemblent en groupes denses lors des migrations saisonnières et de la fraie, ainsi que sur les aires d’hivernage. Les suivis par satellite indiquent que des phoques gris, des mâles en particulier, s’approvisionnent là où ces rassemblements ont lieu. Des échantillons du contenu du système digestif de phoques gris s’approvisionnant sur des rassemblements de morue en hivernage contiennent une proportion relativement élevée de morue (environ 24% chez les mâles et 10% chez les femelles, selon les échantillons stomacaux), et une proportion élevée (58%) de ces morues mesuraient plus de 35 cm de long. Les phoques représentent aussi une source de mortalité élevée pour la raie tachetée et la merluche, deux espèces que le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC) considère à très grand risque d’extirpation.
- En 4VsW, la morue est aussi sujette à une prédation par les phoques, mais dont l’ampleur, comparée à d’autres sources de mortalité, varie avec les présuppositions des modèles. La plupart des modèles n’expliquent pas une grande partie de la mortalité et n’attribuent qu’une petite partie (moins de 17%) de la mortalité totale des morues à la prédation par les phoques. Des données équivalentes ne sont pas disponibles quant à la mortalité causée par les phoques gris aux les morues de 4X et 4Vn.
- Les phoques gris sont vecteurs d’un parasite, le ver du phoque à l’état larvaire, qui s’accumule dans la chair des morues et d’autres poissons de fond, augmentant les coûts de traitement et diminuant le potentiel de mise en marché. L’abondance de vers du phoque a augmenté considérablement en 2008-09 en 4T et a atteint des niveaux dépassant grandement ceux enregistrés en 2006 en 4VsW et en 4X. Il semble que l’infection n’ait que peu d’effet sur la condition de la morue en 4T.
- Des modèles basés sur un certain nombre de présuppositions ont été utilisés afin d’estimer le nombre de phoques qu’il serait nécessaire d’abattre pour inverser le déclin observé chez les morues en 4T. Les modèles ont donné des résultats très différents reflétant ainsi les incertitudes au sujet des interactions entre les phoques et les morues. Par conséquent, il est impossible de déterminer le niveau de réduction nécessaire ou suffisant pour inverser le déclin de la morue. Selon l’un des ensembles de présuppositions sur la manière de combler les lacunes dans les données, on estime que la proportion de la mortalité qui est causée par la prédation par les phoques est si faible que l’élimination totale de cette source de mortalité ne serait pas suffisante pour permettre le rétablissement de la morue. Selon d’autres présuppositions sur la manière de combler les lacunes dans les données, qui produisent des estimations de mortalité cohérentes avec les données disponibles (paragraphe 7), les captures de phoques pourraient permettre de réduire la mortalité de la morue dans des proportions permettant le rétablissement, mais les réductions nécessaires seraient considérables. Ce modèle estime qu’afin de diminuer la mortalité naturelle de la morue à 0,4, il faudrait réduire le nombre de phoques s’approvisionnant dans la région du sud du golfe de 70% à 31 000 phoques. On estime actuellement que 104 000 phoques s’approvisionnent dans le sud du golfe; ceci inclut 36 000 phoques de l’île de Sable, 5 000 phoques de la côte est et 63 000 phoques du sud du golfe. Selon la productivité actuelle et en l’absence de pêche, la morue pourrait alors se rétablir et atteindre une mortalité naturelle de 0,4. Des captures de cette ampleur devraient aussi faire baisser la mortalité naturelle de la raie tachetée de telle manière que son abondance se stabiliserait et peut-être même augmenterait; mais la quantité de captures ne serait pas suffisante à enrayer le déclin en cours de la population de merluche. Si certains phoques se spécialisaient dans la prédation de morues et qu’il était possible de cibler ces phoques lors des captures (par ex.: des mâles dans des régions de chevauchement important avec la morue, tel que le détroit de Cabot pendant l’hiver), alors les captures requises seraient beaucoup moins élevées. De même, si on arrivait à cibler des phoques gris se nourrissant dans des régions où la raie tachetée et la merluche se rassemblent (Détroit de Northumberland, chenal Laurentien), le nombre de captures nécessaires serait probablement moindre pour obtenir une diminution comparable des taux de mortalité.
- Pour 4VsW, les modèles étudiés ont fourni une gamme étendue de résultats reflétant l’incertitude qui subsiste ces dernières années à propos des interactions phoque-morue. De nombreux scénarios ont mis en évidence le fait que la prédation par les phoques n’est pas une composante importante de la mortalité des morues et ne prédisent pas une réaction d’ampleur du stock de morue en 4VsW en réponse à des changements dans l’abondance des phoques. Si une intervention avait lieu, les conséquences pour la morue de la diminution de la population de phoques dépendraient de l’âge et du sexe des phoques capturés. Le troupeau présent sur l’île de Sable étant environ cinq fois plus nombreux que le troupeau du golfe, il conviendrait, pour que l’intervention permette la diminution de la population de manière significative, qu’elle soit de plus grande ampleur que celle décrite pour la zone 4T au paragraphe 14. La capture ou la contraception des femelles adultes représente le moyen d’intervention le plus efficace, suivi par la capture des jeunes puis par celle des mâles adultes. Un programme de contrôle des prédateurs ou de contraception des femelles de l’ordre de 10 000 phoques par année sur 5 ans n’aurait qu’une très faible probabilité d’avoir des conséquences décelables pour la morue.
- L’ampleur des captures potentielles de phoques gris qui s’approvisionnent dans le sud du golfe (décrite au paragraphe 14) ne constitue pas un risque de dommage irréversible envers la population de phoques. Par contre, si les productivités de la morue, de la raie tachetée et de la merluche en 4T restent au niveau actuel, il est à prévoir d’autres déclins au sein de ces populations que le COSEPAC a qualifiées comme étant à risque élevé d’extirpation.
- La pratique de l’abattage est communément utilisée comme moyen de limiter la prédation sur le cheptel et la faune sauvage et peut se montrer efficace pour réduire l’abondance de prédateurs. Elle a déjà été utilisée pour réduire l’abondance chez certaines espèces de phoques. Néanmoins, bien qu’elle soit pratiquée fréquemment, l’ampleur de la réduction nécessaire de la population de phoques et la réponse correspondante des populations de proies visées sont des sujets qui ont rarement été évalués, à tel point que leur efficacité est mal comprise. De plus, les résultats provenant d’autres programmes de contrôle des prédateurs indiquent que des conséquences sur le réseau trophique, non désirées et difficiles à prédire, sont néanmoins communément observées. Ainsi, une intervention dans le sud du golfe devra d’abord être soumise à une étude complète des répercussions qui toucheront probablement plusieurs espèces de l’écosystème au sein duquel interagissent phoques et morues. Elle devra aussi être soumise à un programme soigneusement élaboré incluant des objectifs clairement établis et une surveillance rigoureuse des populations de phoques et de morues et de l’écosystème afin d’en évaluer les conséquences.
- Pour qu’un programme de contrôle des prédateurs soit conçu de manière efficace et puisse être bien évalué, il convient de respecter plusieurs protocoles et d’effectuer les suivis appropriés. La clé est d’exposer clairement les objectifs et les avantages attendus et d’utiliser des indices de performance qui permettent une interprétation quantitative de l’atteinte des objectifs et des bénéfices. Afin d’être instructif, le programme de contrôle devrait être planifié et mené au sein d’un cadre de gestion adaptatif.
Le présent avis scientifique découle de la réunion sur les avis scientifiques zonale du 4-8 octobre 2010 sur l'incidence du phoque gris sur les populations de poissons dans l'est du Canada, du Secrétariat canadien de consultation scientifique de Pêches et Océans Canada. Toute autre publication découlant de ce processus sera publiée lorsqu’elle sera disponible sur le calendrier des avis scientifiques du secteur des Sciences du MPO.
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