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Document de recherche 2015/030

Conséquences génétiques potentielles directes et indirectes pour les espèces de saumon de l’Atlantique indigènes de Terre-Neuve découlant du croisement avec des saumons d'élevage fugitifs d'origine européenne

Par E. Verspoor, P. McGinnity, I. Bradbury et B. Glebe

Résumé

L'aquaculture porte habituellement sur la production de populations et d'espèces non indigènes.  On a également de plus en plus recours à un nombre relativement faible d'espèces, à quelques croisements rigoureusement sélectionnés et à des souches domestiquées.  Bien que cette façon de faire produise des gains économiques, elle peut aussi entraîner des interactions négatives et des répercussions sur le caractère, l'abondance et la viabilité des populations indigènes dans les régions d'élevage.  La complexité des systèmes biologiques signifie que ces risques sont difficiles à prévoir et que les impacts éventuels peuvent être difficiles à atténuer.  Il est donc impératif que les risques fassent l'objet d'un examen minutieux à l'avance.

Ces risques sont pris en considération dans le présent document eu égard à une demande d'importation au Canada de souches norvégiennes de saumon de l'Atlantique génétiquement améliorées aux fins d'utilisation dans les exploitations sur la côte sud de l'île de Terre-Neuve.  La production actuelle dans la région est de 15 000 tonnes environ et est fondée sur des souches du fleuve Saint-Jean, au Nouveau‑Brunswick.  Cette demande découle de la diminution des stocks locaux de saumons sauvages.  Leur abondance a connu un déclin d'environ 45 % entre 1996 et 2010, notamment près de la zone d'élevage principale (déclin d'environ 70 % dans la rivière Conne) et l'espèce est désignée comme étant « menacée » par le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC 2010).  La mortalité en mer est considérée comme le principal problème, dont les interactions entre les poissons d'élevage et les poissons sauvages sont probablement un facteur.  On craint donc que l'utilisation de souches norvégiennes de saumon de l'Atlantique d'élevage puisse donner lieu à d'autres impacts, qui pourraient exacerber le déclin actuel.

Ce document examine les preuves scientifiques disponibles des conséquences génétiques, phénotypiques et démographiques des interactions génétiques directes et indirectes d'une telle introduction.  Plus particulièrement, il examine les éléments suivants :

  1. si les saumons de l'Atlantique d'élevage d'origine européenne ont réussi à se reproduire entre eux ou avec des saumons de l'Atlantique indigènes;
  2. la probabilité que les poissons d’élevage fugitifs d’origine européenne se reproduisent avec des saumons sauvages indigènes;
  3. les risques que ce croisement présenterait pour les populations indigènes;
  4. la proportionnalité de ce risque avec l’ampleur de l'interaction.

Le saumon d'élevage norvégien et les stocks indigènes de saumon sauvage à Terre-Neuve font partie de l'espèce Salmo salar L. Toutefois, des éléments de preuve convaincants indiquent qu'ils sont très divergents sur le plan génétique, et sans doute aussi divergents que n'importe quelle autre paire d'ensembles de populations de l'espèce.  De nombreux experts les considèrent comme appartenant à des sous-espèces différentes, même en tenant compte des éléments qui prouvent que certains stocks sauvages de Terre-Neuve proviennent d'un mélange naturel des espèces européennes et nord-américaines; il s'agit d'un héritage de la période suivant la dernière glaciation, au cours de laquelle les rivières de la région ont été recolonisées.  Cela dit, on ne comprend pas bien toute l'ampleur de la divergence adaptative du saumon d'élevage norvégien et du saumon sauvage de Terre-Neuve.

Selon les connaissances actuelles, une proportion des saumons d'élevage norvégiens fugitifs arriveraient à survivre et à pénétrer dans les rivières de la côte sud de Terre-Neuve, entraînant ainsi des interactions génétiques directes. Les chiffres dépendraient de l'ampleur et du moment de ces évasions.  Si ces poissons réussissent à s'échapper, à survivre et à migrer dans les rivières, il est probable qu'ils seront en mesure de se reproduire étant donné qu'ils l'ont déjà fait avec des populations sauvages indigènes de leur aire de répartition, y compris dans d'autres parties de l'est de l'Amérique du Nord.  Ce scénario est d'autant plus probable là où les populations sauvages locales sont en déclin et où la compétition pour trouver des partenaires est limitée.  Les études indiquent qu'un croisement entraînera une baisse de la valeur adaptative moyenne des populations, une diminution de l'abondance, une altération du caractère et une réduction de la viabilité.  En raison de l'augmentation des flux génétiques générée par le croisement direct des poissons d'élevage, les mélanges génétiques et les impacts pourraient s'étendre au-delà des populations directement touchées et conduire à une augmentation de l'homogénéisation génétique des populations dans l'ensemble d'une région.  On ignore si ces impacts seront plus importants que ceux découlant de l'utilisation de souches d'élevage nord-américaines. Cela dépendra de la nature particulière des différences dans la divergence adaptative de chacune des souches d'élevage issues des populations sauvages de Terre-Neuve.  Dans les deux cas, on peut s'attendre à ce que l'ampleur et la persistance des interactions soient importantes et à ce que les impacts augmentent avec la hausse du nombre de croisements et de leur persistance au fil des générations.  Même de faibles niveaux de croisement répétés dans des populations déjà vulnérables pourraient mettre les populations locales à risque d'extinction.  La diversité phénotypique inhabituelle des populations de Terre-Neuve fait en sorte que les conséquences des impacts sur la biodiversité du saumon pourraient être plus grandes qu'ailleurs, et la préservation de l'espèce sera l'une des principales préoccupations en matière de conservation.

En outre, des interactions génétiques indirectes pourraient également se produire.  Les poissons d'élevage en cage ou qui se sont échappés peuvent modifier l'environnement et ainsi modifier les pressions sélectives et la valeur adaptative à long terme.  Cela peut entraîner une diminution de la survie, une réduction de la taille de la population, une augmentation de la dérive génétique et une diminution de la capacité d'adaptation à long terme.  Cette dernière conséquence sera également le résultat des croisements intervenus là où la valeur adaptative des hybrides est réduite.  Cet effet pourrait se manifester au-delà de la première génération lorsque certains hybrides survivent et entraînent l'introgression de nouvelles variantes génétiques inadaptées dans les populations sauvages, des changements de la fréquence génique ou génotypique actuelle et la perturbation de la structure génomique coadaptative, compromettant ainsi le caractère, l'abondance et la viabilité des populations touchées.

Les impacts indirects des installations d'élevage en cage ou en eau douce qui rejettent des eaux usées sont préoccupants, car ces rejets peuvent contenir des agents pathogènes exotiques ou un nombre croissant d'agents pathogènes indigènes.  Encore une fois, cela peut entraîner une mortalité accrue ou modifiée de façon sélective et réduire la capacité d'adaptation d'une population.  Des impacts génétiques indirects peuvent également survenir si les saumons d'élevage s'échappent dans les rivières au stade de juvéniles et entrent en compétition avec les poissons sauvages, et si les saumons d'élevage fugitifs adultes remontent les rivières et nuisent à la reproduction des poissons sauvages, réduisant ainsi le succès de la reproduction sauvage. De plus, s'ils frayent avec succès, ils peuvent produire une descendance qui fera compétition aux juvéniles sauvages.  On ignore si l'utilisation de souches norvégiennes de saumon de l'Atlantique d'élevage plutôt que de souches nord-américaines se traduit par une augmentation ou une modification des risques.  Toutefois, on peut s'attendre à ce que le risque diffère en raison de la divergence évolutive importante, de la présence de différentes souches d'agents pathogènes et d'« espèces », et des vulnérabilités des hôtes.

On peut également s'attendre à ce que les risques d'impacts directs et indirects augmentent avec l’ampleur relative du nombre de poissons d'élevage présents par rapport à l'abondance des populations sauvages.  Les petites populations, ou celles qui connaissent un déclin ou une faible abondance, seront plus vulnérables aux impacts génétiques que les grandes populations ou les populations saines.  Compte tenu de l'état actuel des populations le long de la côte sud et près des activités aquacoles, le risque de répercussions importantes peut être plus élevé qu'ailleurs.

D'autres recherches sont nécessaires pour combler les lacunes dans les connaissances et améliorer la compréhension actuelle.  Ces recherches devraient être axées sur l'augmentation de la capacité à prévoir les impacts.  Les éléments clés à cet égard sont les suivants :

  1. des évaluations précises du nombre réel de poissons d'élevage qui s'échapperont et des proportions qui pénétreront dans les rivières selon différents scénarios d'évasion;
  2. l'élaboration et l'amélioration des outils génétiques permettant d'identifier les poissons d'élevage fugitifs et l'hybridation;
  3. des études sur la génomique de divergence adaptative dans les populations sauvages et les souches sauvages et d'élevage;
  4. la valeur adaptative relative du saumon d'élevage et du saumon sauvage et les diverses générations d'hybrides dans l'environnement local selon les différentes conditions des populations sauvages;
  5. une meilleure compréhension de la dynamique des populations sauvages et, en particulier, l'influence de la dépendance à la densité sur la mortalité juvénile;
  6. l'élaboration de modèles démographiques stochastiques réalistes, robustes, virtuels et fondés sur l'individu qui intègrent des modèles génétiques réalistes et les effets de la variation et des changements environnementaux.

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