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Centre d'expertise sur les mammifères marins : Rapport de recherche scientifique 2009-2011

Table des matières

Centre d'expertise sur les mammifères marins : Rapport de recherche scientifique 2009-2011

Centre d'expertise sur les mammifères marins : Rapport de recherche scientifique 2009-2011 (PDF, 5.16 MB)

2.0 Rôle des mammifères marins dans l'écosystème

2.1 Résumé du processus d'évaluation zonale sur les répercussions des phoques gris sur les populations de poissons dans l'Est du Canada (Don Bowen)

Les possibles répercussions négatives de la prédation par le phoque sur les populations de poissons d'intérêt commercial et de conservation (p. ex., morue de l'Atlantique) continuent de faire l'objet d'un débat. Un facteur de contribution à ce débat est la croissance observée des populations de phoques gris dans les eaux de l'est du Canada au cours des quatre dernières décennies et les déclins importants de plusieurs populations de poissons jusqu'au point où la pêche a été interrompue. La mortalité naturelle des poissons adultes a également été estimée exceptionnellement élevée dans ces populations de poissons effondrées et ne présentant pas de signe de rétablissement. On suppose que les phoques gris ont cinq types possibles de répercussions négatives sur les populations de proies : 1) prédation, 2) compétition pour les ressources alimentaire, 3) transmission de parasites entraînant une mortalité accrue des poissons, 4) perturbation du frai entraînant une réduction du succès reproductif et 5) d'autres répercussions indirectes sur la productivité des proies.

Pêches et Océans Canada (le MPO) a tenu un atelier constitué de deux volets afin d'examiner les répercussions des phoques sur les groupes de morues de l'Atlantique dans les eaux de l'est du Canada. Le premier atelier était axé sur la nature et la qualité des données disponibles et il a permis de déterminer les analyses de données et les études de modélisation qui pourraient être effectuées avec les données existantes pour mieux traiter du problème des répercussions des phoques sur le rétablissement des pêches commerciales (compte-rendu de Pêches et Océans Canada, 2008/021). Le deuxième atelier portait sur l'examen de ces nouvelles analyses (compte-rendu de Pêches et Océans Canada, 2009/020). Toutefois, les ateliers n'étaient pas conçus pour fournir des conseils en réponse aux questions des gestionnaires des pêches.

En octobre 2010, Pêches et Océans Canada a convoqué une réunion d'évaluation zonale de cinq jours rassemblant des scientifiques, des pêcheurs et des gestionnaires des pêches à l'échelle nationale et internationale afin de fournir des conseils scientifiques sur les questions suivantes : combien de phoques gris devraient être éliminés sur une période de cinq ans afin de diminuer considérablement la mortalité naturelle des morues du sud du golfe du Saint-Laurent et d'autres stocks de morues qui présentent une mortalité naturelle élevée? Quelles pourraient être les réponses de l'écosystème (p. ex., sur le plan de l'abondance d'autres prédateurs et de proies) à l'élimination ciblée des phoques gris, en particulier puisqu'elle pourrait avoir une incidence sur le rétablissement de la morue?

Afin de tenter de répondre à ces questions, les participants ont discuté du résultat de 32 analyses scientifiques couvrant les sujets suivants (compte-rendu de Pêches et Océans Canada, 2008/021) :

  1. Preuve tangible de la consommation de morue par les phoques gris;
  2. Preuve indirecte de la consommation de morue par les phoques gris;
  3. Diminution minimale de la mortalité naturelle afin de rétablir les populations de morue à des niveaux de référence;
  4. Changements liés à l'abondance, à la répartition et à l'écologie des phoques gris;
  5. Scénarios de réduction des phoques gris afin de rétablir les populations de morue;
  6. Exemples de contrôle de prédateurs marins importants dans d'autres régions du monde;
  7. Conception d'une expérience contrôlée afin de vérifier la répercussion du contrôle des phoques gris sur la mortalité de la morue du sud du golfe du Saint-Laurent.

En tentant de répondre à ces questions, la science est confrontée à des sources d'incertitude considérables. Cela s'explique par le fait qu'il est impossible de mesurer sans erreur les processus ayant une incidence sur la dynamique de la population de phoques, leur consommation de proie (y compris la morue de l'Atlantique), la dynamique de la morue et l'écosystème soutenant les phoques, la morue, d'autres prédateurs et leurs proies. L'incertitude de la mesure peut être amplifiée lorsque les scientifiques tentent d'estimer la mortalité de la morue causée par les phoques, car il y a une incertitude dans l'estimation de la population totale des phoques, l'estimation de la proportion du régime alimentaire contenant de la morue et l'estimation de la taille de la population de la morue, pour n'en nommer que quelques exemples.

Il est difficile de résumer les résultats de cinq jours de discussion en quelques paragraphes, et l'utilisation de ces analyses et discussions pour fournir des conseils sur les questions de gestion a été difficile et a donné lieu à de nombreux débats. Néanmoins, les conclusions de la réunion ont été résumées dans l'avis scientifique (2010/71). Les participants ont convenu d'un certain nombre de conclusions. Les phoques gris habitent trois écosystèmes marins de l'Atlantique au sud du chenal Laurentien, reliés les uns aux autres : le sud du golfe du Saint-Laurent (sous-secteur 4T de l'OPANO) qui gèle en hiver, ce qui entraîne la migration d'un grand nombre de populations de poissons dans des zones d'hivernage, en eaux chaudes plus profondes du Cap Breton (sous-secteur 4Vn de l'OPANO) et deux écosystèmes de la plate-forme néo-écossaise (sous-secteurs 4VsW et 4X de l'OPANO). Il existe des stocks de morue distincts dans chacun des trois écosystèmes. Tous les stocks ont indiqué des déclins d'au moins 80 % de l'abondance et ils demeurent tous bas aujourd'hui. La surpêche a réduit les stocks des sous-secteurs 4T, 4Vn, et 4VsW jusqu'à une faible abondance au début des années 1990. La surpêche a également contribué au déclin moindre du stock 4X jusqu'au milieu des années 1990. Malgré la mortalité des poissons grandement réduite, la survie des morues adultes dans le sous-secteur 4T est restée à un faible niveau au cours de cette période, et le stock a continué à diminuer. Le stock de morues du sous-secteur 4VsW a rapidement chuté à la fin des années 1980, ce qui a mené à un effondrement et ensuite à la fermeture des pêches en 1993. La biomasse du stock est restée faible pendant plus d'une décennie, mais elle a récemment démontré une augmentation et une meilleure survie. Le stock de morues du sous-secteur 4X a également connu une mortalité élevée et il a continué de diminuer après le milieu des années 1990, lorsque les pêches ont été limitées.

Au cours des dernières décennies, il y a eu des changements dramatiques dans ces écosystèmes. Les stocks et les pêches de poissons de fond du sud du Golfe ont été remplacés par des poissons démersaux de petite taille et des pêches d'invertébrés. De même, les pêches de poissons de fond de l'écosystème de l'est du plateau néo-écossais ont maintenant été remplacées par les pêches d'espèces d'invertébrés comme les crevettes et les crabes. Dans l'ouest du plateau néo-écossais, les pêches d'invertébrés ont également augmenté et sont passées à des niveaux sans précédent, mais certaines pêches de poissons de fond se poursuivent.

À des fins de gestion, la population des phoques gris est divisée en trois troupeaux selon les sites de mise bas. Le troupeau le plus important, qui est formé de 260 000 à 320 000 phoques (en fonction des hypothèses de départ des modèles de population), est situé à l'île de Sable. Le taux d'accroissement de ce troupeau est passé de 12,8 % au cours des années 1980 à environ 4 % au cours des cinq dernières années. Le troupeau du sud du golfe du Saint-Laurent est formé de 55 000 à 71 000 animaux. Le troupeau de la côte de la Nouvelle-Écosse est le plus petit des trois; il contient de 20 000 à 22 000 animaux. Les phoques de chacun de ces troupeaux sont dispersés au cours de l'année pendant qu'ils sont en quête de nourriture et ils peuvent contribuer à la colonisation de nouveaux sites de mise bas. Même si on sait peu de chose au sujet de l'abondance historique, la taille de la population actuelle est la plus grande population mesurée au cours des derniers siècles.

La détermination du régime alimentaire des phoques gris est fondée sur des méthodes indirectes, car les occasions d'observation directe de leur nourriture sont limitées. Les méthodes utilisées sont fondées sur la récupération de parties dures comme des os de l'oreille de poissons à partir du contenu de l'estomac, des intestins et des excréments ainsi que sur l'analyse de la composition chimique de gras sur les phoques et leurs proies. Chacune de ces méthodes a des points forts et des points faibles. Il est également difficile d'obtenir un échantillon représentatif du régime des phoques gris, car ils sont très dispersés et leur régime varie par sexe, par saison, par région et selon d'autres facteurs. Les analyses des sources de données susmentionnées indiquent une vaste gamme de valeurs pour le pourcentage de morue dans le régime des phoques gris; une moyenne globale de 2 à 7 % dans le sous-secteur 4VsW, et dans le sous-secteur 4T, de 1 % pour les femelles en été à 24 % pour l'unique échantillon de mâle en hiver.

Des modèles de consommation de nourriture indiquent que la consommation de morue des phoques gris au cours des dernières années se situe de 4 500 à 20 000 tonnes par année pour le sous-secteur 4T et de 3 000 à 11 000 tonnes par année pour le sous-secteur 4VsW. Ces estimations ont une variance élevée et leurs larges gammes reflètent une incertitude attribuée aux hypothèses effectuées afin de compenser les trous dans l'échantillonnage du sous-secteur 4T et le traitement des données du régime alimentaire du sous-secteur 4VsW.

L'abattage est une pratique très répandue en tant que moyen de limiter la prédation sur le bétail et la faune; il peut être très efficace pour réduire l'abondance de prédateurs. L'abattage a également été utilisé afin de réduire les espèces de phoques. Même s'il s'agit d'une pratique répandue, l'importance de la réduction des populations de phoques et la réponse des populations de proies à ces abattages ont rarement été évaluées. Les résultats d'autres programmes de contrôle de prédateurs indiquent que des conséquences inattendues dans les réseaux trophiques, qui seront difficiles à prévoir, sont néanmoins observées de façon courante. Par conséquent, une intervention dans le sud du Golfe nécessiterait d'abord une enquête approfondie des répercussions probables sur de multiples espèces d'une interaction entre les morues et les phoques dans cet écosystème; deuxièmement, il nécessiterait un programme soigneusement conçu qui comprendrait des objectifs bien énoncés et un suivi rigoureux des populations de phoques et de morues ainsi que de l'écosystème afin d'en évaluer les conséquences.

Phoque gris mâle adulte (marque M720, 24 ans) doté d'un émetteur-récepteur mobile VEMCO (en noir) et d'un émetteur satellitaire GPS d'Argos (sur la tête).

Phoque gris mâle adulte (marque M720, 24 ans) doté d'un émetteur-récepteur mobile VEMCO (en noir) et d'un émetteur satellitaire GPS d'Argos (sur la tête).
Photo: W.D. Bowen

Même s'il y a eu un accord d'envergure sur les conclusions susmentionnées, il y a eu un débat concernant les conséquences de la consommation de morue des phoques gris sur les dynamiques récentes et prévues de la morue, en particulier dans le secteur 4T. Cela s'explique en partie par l'incertitude supplémentaire liée à l'estimation de la mortalité de la morue due aux prédateurs plutôt que seulement la consommation de morue par les prédateurs. Dans le sous-secteur 4T, les phoques gris étaient parfois considérés comme étant une source importante de mortalité pour la morue de grande taille (plus de 35 cm) et d'autres poissons de fond adultes. La localisation par satellite indique que certains phoques gris, en particulier des mâles, sont en quête de nourriture là où se situent des regroupements importants de morues adultes. Des échantillons de systèmes digestifs de phoques en quête de nourriture dans des zones de regroupements d'hiver de morues contiennent une proportion relativement élevée de morues (environ 24 % dans les mâles et 10 % dans les femelles, d'après les échantillons d'intestins), et une proportion élevée (58 %) de ces morues était d'une longueur supérieure à 35 cm. D'autres personnes étaient moins convaincues que les renseignements disponibles fournissaient un appui convaincant concernant l'impact des phoques gris sur ce stock de morues.

Pour la morue du sous-secteur 4VsW, l'ampleur de la prédation des phoques gris comparativement à d'autres sources de mortalité variait grandement selon les hypothèses de plusieurs modèles de prédation. La plupart des modèles laissaient une grande partie de la mortalité sans explication et attribuaient seulement une petite partie (moins de 17 %) de la mortalité des morues à la prédation des phoques. Des données comparables ne sont pas disponibles pour la mortalité attribuable aux phoques gris chez les morues des sous-secteurs 4X et 4Vn.

Malgré la quantité considérable et la diversité des renseignements fournis pour gérer ce problème difficile, il existe toujours une grande incertitude concernant les répercussions de la prédation des phoques gris sur les dynamiques des stocks de morue dans l'Atlantique canadien.

2.2 Associations des phoques gris en mer: aperçus fournis par un nouvel enregistreur de données (Don Bowen)

Figure 6: Mouvements d'un phoque gris mâle adulte (orange) et d'un phoque gris femelle adulte (rouge) au cours de l'automne 2009; l'emplacement de rencontres en mer entre les phoques dotés d'un émetteur-récepteur mobile est indiqué par les cercles blancs.

Figure 6: Mouvements d'un phoque gris mâle adulte (orange) et d'un phoque gris femelle adulte (rouge) au cours de l'automne 2009; l'emplacement de rencontres en mer entre les phoques dotés d'un émetteur-récepteur mobile est indiqué par les cercles blancs.

Nous connaissons bien le comportement des pinnipèdes au cours de la saison d'accouplement. Par contre, nous connaissons peu d'éléments concernant la nature et l'étendue des interactions sociales entre les pinnipèdes lorsqu'ils sont en quête de nourriture en mer, car leur comportement ne peut être observé. Des chercheurs de l'Institut océanographique de Bedford et de l'Université Dalhousie (Damian C. Lidgard, Ian D. Jonsen et Sara J. Iverson) utilisent une nouvelle technologie acoustique afin d'examiner la nature des associations spatiales et temporelles des phoques gris lorsqu'ils se trouvent en mer. En octobre 2009, quinze phoques gris (Halichoerus grypus) adultes de l'île de Sable, au Canada, ont été dotés d'émetteurs-récepteurs mobiles VEMCO et d'émetteurs GPS satellitaires d'Argos. Les émetteurs-récepteurs mobiles transmettent l'équivalent d'une empreinte digitale acoustique, qui identifie chaque phoque individuellement et reçoit les « empreintes digitales » des autres phoques également dotés d'un émetteur-récepteur mobile. Une rencontre entre deux individus était définie comme un groupe de détections ayant eu lieu en moins de 30 minutes. Les émetteurs satellitaires d'Argos ont transmis les coordonnées GPS des phoques pour que l'emplacement des interactions puisse être déterminé. Deux états comportementaux (mouvements lents et rapides) ont été attribués aux emplacements GPS à l'aide d'un modèle espace-état. Les émetteurs ont transmis de l'information pendant environ 73 jours avec une moyenne de 95 emplacements par jour. Sur les treize phoques dotés d'un émetteur-récepteur mobile, douze appareils ont indiqué que les phoques interagissaient avec d'autres phoques en mer. Plus de 1 800 détections ont été enregistrées dans le cadre d'environ 200 rencontres (figure 6). La durée médiane d'une rencontre était d'environ 20 minutes et le nombre médian de rencontres par phoque était de 20. La répartition spatiale des états comportementaux lents et rapides a indiqué que les phoques effectuaient des mouvements lents (on pense qu'ils représentent la quête de nourriture) lorsqu'ils étaient sur des bancs au large où se trouvent les proies fréquemment consommées et qu'ils effectuaient des mouvements rapides (déplacement) entre ces emplacements. Les femelles étaient plus susceptibles de rencontrer d'autres phoques marqués lorsqu'elles effectuaient des mouvements lents, tandis que les mâles n'ont démontré aucune tendance en ce qui a trait aux deux états comportementaux. Ces données (les premières d'une étude pluriannuelle) suggèrent l'occurrence d'associations à court terme dans les zones de quête de nourriture et fournissent de nouveaux aperçus de l'écologie de la quête de nourriture chez ce carnivore marin. Le marquage des proies, comme la morue de l'Atlantique (Gadus morhua), avec des étiquettes acoustiques codées peut également constituer un moyen d'examiner les interactions entre les prédateurs et leurs proies.

2.3 Alimentation spécialisée des épaulards sur le saumon quinnat (John K.B. Ford)

Alimentation spécialisée des épaulards sur le saumon quinnat (John K.B. Ford) Les épaulards sont au sommet de la chaîne alimentaire des océans et constituent un des mammifères les plus largement distribués dans le monde. En tant qu'espèce, les épaulards peuvent être considérés comme étant des prédateurs généralistes; ils ont un régime qui comprend différents types de proies, dont les phoques, les dauphins et les baleines de grande taille, tous les types de poissons, allant des petits bancs de hareng aux requins-baleines, de nombreux types d'invertébrés, comme les calmars et les pieuvres, et même les reptiles, comme la tortue luth. De façon générale, plus de 150 espèces d'organismes marins ont été documentées comme étant des proies des épaulards.

Malgré ce régime généraliste, les études sur le terrain dans plusieurs régions du monde ont révélé que les populations locales d'épaulards peuvent avoir des régimes remarquablement spécialisés et qu'elles peuvent s'alimenter sélectivement d'un sous-ensemble très petit d'espèces de proies. Ces populations écologiquement spécialisées, ou écotypes, peuvent avoir des patrons distincts de répartition saisonnière, de structure sociale, de comportement et de vocalisations qui sont fortement influencés par leur mode de vie de prédateur spécialisé. Différents écotypes d'épaulards ont souvent des aires de répartition se chevauchant, mais ils ne se mélangent pas et ils sont donc isolés sur le plan reproductif. On pense qu'une isolation reproductive à long terme de ce genre a entraîné une divergence génétique parmi certains écotypes et on pense qu'ils représentent potentiellement des espèces distinctes.

Les études à long terme des épaulards au large de la côte ouest du Canada effectuées par des scientifiques de la Station biologique du Pacifique du MPO ont révélé l'existence de trois écotypes distincts dans la région, qu'on appelle épaulards « résidents », « migrateurs » et « océaniques ». Les épaulards résidents s'alimentent d'une variété de poissons et de certains calmars, mais leur régime est dominé par le saumon. Les épaulards migrateurs ne semblent pas s'alimenter de poissons, mais ils ciblent plutôt presque exclusivement des mammifères marins, dont les phoques, les otaries, les marsouins, les dauphins et les petites baleines. Le régime des épaulards océaniques n'est pas bien connu, mais il semble comprendre une proportion élevée de requins, ce qui peut justifier l'usure exceptionnellement grave des dents de cet écotype (la peau des requins est très abrasive). Ces trois écotypes, qui sont chacun composés de populations de quelques centaines de baleines, se partagent les eaux côtières de la Colombie-Britannique, mais on ne les voit jamais se déplacer ensemble ou se mélanger.

Troupeau d'épaulards

Troupeau d'épaulards
Photo: Brian Gisborne

Les épaulards résidents constituent l'écotype le plus connu des trois. Ces baleines se déplacent de façon saisonnière selon les patrons de migration de leur proie principale, le saumon du Pacifique. Ils ont longtemps été connus pour se regrouper dans de bonnes zones de pêche au saumon le long de la côte durant le pic estival de la migration du saumon vers les frayères en rivière, et on supposait qu'ils s'alimentaient des cinq espèces du saumon du Pacifique approximativement en proportion de la disponibilité de chaque espèce. Toutefois, des études sur le terrain portant spécifiquement sur le comportement alimentaire de ces baleines ont révélé que ce n'est pas le cas. À l'aide d'écailles et de tissus prélevés dans l'eau à l'emplacement où les saumons ont été tués, on a pu identifier les espèces et découvrir que les épaulards résidents s'alimentent de préférence sur le saumon quinnat, un des saumons les plus rares de la région. Des espèces abondantes comme le saumon rouge et le saumon rose, qui sont plus nombreux que le saumon quinnat dans une proportion de 1 000 pour un au cours de leur migration estivale, ne sont étonnamment pas importantes dans le régime des baleines.

La préférence des baleines pour le saumon quinnat peut se comprendre – il est de loin le plus grand saumon du Pacifique et il a tendance à posséder la teneur en gras et en huile la plus élevée, ce qui confère à chaque poisson une densité énergétique plus élevée que les autres saumons. De nombreux stocks de saumon quinnat passent leur vie entière dans l'habitat côtier des baleines, ce qui les rend disponibles toute l'année pour l'alimentation des baleines. Il est plus difficile d'expliquer pourquoi les baleines ne s'attaquent pas au saumon rouge et rose plus abondant. Ces espèces de saumon sont d'une taille relativement petite et elles sont seulement accessibles aux baleines pendant un court laps de temps en été lorsqu'elles traversent les eaux côtières pour se déplacer de la haute mer vers leurs rivières de frai. Au cours de cette période, le saumon quinnat migre également et il est aussi facilement accessible. Il est probable que les épaulards s'attaquent principalement au saumon quinnat tout au long de l'année, et cet accent sur le saumon quinnat se maintient même pendant l'été lorsque d'autres espèces de saumon sont plus abondantes. Les tactiques d'alimentation des baleines sont probablement bien adaptées pour la prédation efficace du saumon quinnat, et les espèces plus petites peuvent être plus difficiles à attraper; elles ne sont donc probablement pas si avantageuses.

Épaulard résident avec un saumon quinnat

Épaulard résident avec un saumon quinnat
Photo: Brian Gisborne

Le saumon quinnat semble être tellement important pour les épaulards résidents que l'accessibilité de cette seule espèce de proie peut être essentielle à leur survie. Après deux décennies de croissance lente, mais régulière, les deux populations distinctes d'épaulards résidents le long de la côte ouest, les résidents du Nord et du Sud ont chuté de façon importante vers la fin des années 1990. L'analyse démographique a révélé que ce déclin est principalement attribuable à une augmentation dramatique des mortalités au cours de cette période et ensuite à une réduction des taux de naissance. Même si les populations du Nord et du Sud se sont stabilisées et ont même commencé à augmenter légèrement au début des années 2000, elles ont été inscrites respectivement comme espèces en voie de disparition et menacée en vertu de la Loi sur les espèces en péril du Canada en 2003. Une analyse de l'abondance côtière du saumon quinnat au cours d'une période de 25 ans a révélé une forte corrélation entre la survie des baleines et l'abondance du saumon quinnat. L'élément le plus étonnant est que la mortalité des épaulards résidents a monté en flèche à des niveaux deux à trois fois plus élevés que prévu à la fin des années 1990, lorsque l'abondance du saumon quinnat a chuté de près de la moitié de la moyenne à long terme pendant plusieurs années consécutives.

Comme le rétablissement des épaulards résidents peut dépendre de la disponibilité suffisante du saumon quinnat, il est important d'avoir la meilleure compréhension possible des patrons saisonniers et spatiaux de la prédation de ces baleines et des effets potentiels des pêches sur l'abondance du saumon quinnat. Notre recherche est actuellement axée sur l'amélioration de notre compréhension des stocks de saumon quinnat importants pour les épaulards par l'entremise de l'identification génétique des stocks à partir de fragments de proies. Notre recherche est également axée sur l'estimation de la quantité de saumon quinnat nécessaire pour maintenir l'abondance actuelle des baleines et permettre la croissance future de la population. De plus, nous travaillons étroitement avec les scientifiques et les gestionnaires spécialistes des baleines et des saumons au sein du MPO et de la National Ocean and Atmospheric Administration (NOAA) aux États-Unis afin de déterminer si les pêches existantes ont potentiellement une incidence sur le rétablissement des épaulards résidents.

2.4 Écologie alimentaire du rorqual bleu dans l'estuaire du Saint-Laurent (Véronique Lesage, Thomas Doniol-Valcroze)

L'alimentation se situe au cœur du cycle biologique et écologique d'un animal. Les prédateurs de grande taille ne s'alimentent pas continuellement, mais plutôt au cours d'épisodes d'activité intense séparés par des périodes de recherche, de repos ou de socialisation. De plus, l'alimentation n'a pas lieu de manière aléatoire dans l'espace, car les animaux sélectionnent des régions précises ayant des caractéristiques de densité de proies, d'accessibilité et de prévisibilité qui maximisent leurs chances de satisfaire leurs besoins énergétiques. Chaque été, les rorquals bleus de la population en voie de disparition de l'Atlantique Nord viennent dans l'estuaire du Saint-Laurent s'alimenter des denses agrégations d'euphausiacés de la région. Identifier les moments et les emplacements correspondant à des recherches de nourriture fructueuses est donc très important afin d'évaluer et de suivre la qualité de l'habitat de cette zone d'alimentation.

Toutefois, dans l'environnement marin, l'alimentation a principalement lieu sous la surface et il est rare de l'observer directement. Dans le cadre de cette étude, nous avons utilisé des enregistreurs de données afin de consigner, à chaque seconde, la profondeur et la vitesse de dix rorquals bleus au cours de leurs plongées dans l'estuaire du Saint-Laurent. En détectant les changements rapides de vitesse caractéristiques de l'ouverture de la gueule, nous avons été en mesure de déterminer le moment exact, la profondeur et l'emplacement de chaque tentative d'alimentation. Grâce à ces renseignements, nous avons démontré que les rorquals bleus s'alimentent à tout moment du cycle diurne et qu'ils augmentent leur activité d'alimentation la nuit lorsque les proies sont accessibles dans des eaux peu profondes. Ceci contredit les hypothèses précédentes dans la littérature selon lesquelles les rorquals bleus ne s'alimentaient pas pendant la nuit. À l'aide de la télémesure radio, nous avons également été en mesure de décrire les habitats où les rorquals bleus concentrent leurs efforts en matière d'alimentation et comment les différents habitats étaient utilisés à différentes phases du cycle des marées (p. ex., alimentation le long des plateaux lorsque les courants de marée poussaient les euphausiacés en grande concentration contre les pentes abruptes).

Rorqual bleu

Rorqual bleu
Photo: Thomas Doniol-Valcroze

De plus, nous avons démontré que les rorquals bleus du Saint-Laurent utilisaient des stratégies optimales afin d'adapter leur période de plongée et leurs efforts d'alimentation à la profondeur de leur proie. En particulier, les taux d'alimentation étaient systématiquement plus élevés lorsque les rorquals bleus effectuaient de courtes plongées d'alimentation dans des eaux peu profondes. Ces résultats suggèrent que les prédateurs qui s'alimentent en plongeant pourraient estimer la qualité de l'habitat selon l'accessibilité des proies à faibles profondeurs au lieu de sélectionner l'habitat uniquement en fonction de la densité ou de l'abondance des proies. Utilisées conjointement, ces stratégies peuvent permettre aux rorquals bleus d'optimiser une courte saison d'alimentation et maximiser l'acquisition de ressources. En effet, les taux d'alimentation ont diminué au cours de la saison d'alimentation estivale et ils étaient corrélés négativement au temps que chaque animal passe en paire avec un autre individu, ce qui suggère un compromis entre l'alimentation et la socialisation à l'approche de la saison d'accouplement. Une meilleure compréhension du comportement et de l'écologie alimentaires des baleines de grande taille peut contribuer à prévoir leurs réponses aux changements environnementaux et aux pressions anthropiques.

Ce projet a été effectué en collaboration avec Robert Michaud et Janie Giard du Groupe de recherche et d'éducation sur les mammifères marins à Tadoussac, au Québec.

2.5 Océanographie de l'aire d'alimentation des baleines à fanons : le piège océanographique (Yvan Simard)

Figure 7: Exemple du fonctionnement du « piège océanographique » de l'aire d'alimentation des baleines à fanons de l'estuaire du Saint-Laurent située dans le parc marin Saguenay-Saint-Laurent.

Figure 7: Exemple du fonctionnement du « piège océanographique » de l'aire d'alimentation des baleines à fanons de l'estuaire du Saint-Laurent située dans le parc marin Saguenay-Saint-Laurent.

Une photo d'un groupe d'épaulards dans la région de l'estuaire de Churchill prise la même journée où on a observé la prédation sur des bélugas par des épaulards à 20 km à l'ouest de la baie Button, le 27 août 2011.

Une photo d'un groupe d'épaulards dans la région de l'estuaire de Churchill prise la même journée où on a observé la prédation sur des bélugas par des épaulards à 20 km à l'ouest de la baie Button, le 27 août 2011.
Photo: Pete Ewins

Qu'est-ce qui rend des zones océaniques précises particulièrement attrayantes pour l'alimentation des baleines à fanons? Plusieurs points névralgiques de l'écosystème constituent des « pièges océanographiques » pour le zooplancton, la nourriture préférée des cétacés. Un exemple du fonctionnement de ces systèmes est présenté dans la figure 7 pour l'aire d'alimentation des baleines à fanons située dans le parc marin Saguenay-Saint-Laurent.

Cette aire d'alimentation traditionnelle existait déjà lorsque les premiers chasseurs de baleines européens sont arrivés il y a 450 ans. Aujourd'hui, cette région constitue un des sites d'observation des baleines les plus importants au monde. Quels sont les processus fondamentaux responsables de la production et de la persistance à long terme de cette aire riche en nourriture, régulièrement visitée par les baleines du nord-ouest de l'Atlantique? Il s'agit de la question abordée par une équipe multidisciplinaire dans le programme de recherche écosystémique et océanographique brièvement résumé dans le présent document.

À l'aide de techniques hydroacoustiques à plusieurs fréquences, de mesures océanographiques, d'échantillonnage de plancton et de modèles de circulation en 3D à haute résolution couplés avec des modèles de comportement du krill validés sur le terrain, les résultats intégrés indiquent clairement comment les processus océaniques se combinent afin de piéger le krill dans des emplacements prévisibles, notamment à la tête de chenaux et de canyons, habitats caractérisés par une combinaison de propriétés particulières. Ce mode de fonctionnement 1, appelé « le piège océanographique », implique les éléments suivants : 1) la topographie sous-marine, 2) la forte et persistante circulation estuarienne en deux couches qui trie le krill par taille et pousse le krill adulte vers la tête du chenal, 3) le phototactisme négatif du krill afin d'éviter les prédateurs visuels, qui favorise ses migrations verticales journalières et le force à se concentrer lors de conditions de remontée d'eau ayant lieu le long des pentes à chaque cycle de marées et à se concentrer de façon intensive à la tête du chenal Laurentien, 4) l'advection à des fréquences de marée semi-diurnes et bimensuelles, tout comme à des fréquences plus basses, ce qui module le processus au complet en y imprimant sa variabilité dans les patrons d'agrégation et de dispersion du krill. Le processus d'agrégation du krill illustré par cette recherche est probablement général et applicable à d'autres aires d'alimentation de baleine avec ce mode d'agrégation de nourriture 1. Pour obtenir des détails, consulter le document Simard (2009) et les références énumérées ci-dessous.

La recherche écosystémique actuelle aborde le couplage dans le transport entre la région source du krill adulte, dans le golfe, et les agrégations à la tête du chenal dans le parc marin à l'aide d'une série d'observatoires océaniques qui suivent les courants et la biomasse du krill à divers emplacements le long de la route de transport, en continu au cours du cycle annuel. En temps utile, des indicateurs de l'état de l'écosystème des baleines à fanons pourront être élaborés en combinant les résultats des observatoires avec les modèles couplant circulation et krill.

2.6 Prédation des épaulards de l'Arctique (Steve Ferguson)

Les épaulards (Orcinus orca) ont une répartition globale, mais de nombreuses populations situées à des latitudes élevées ne sont pas bien étudiées. Des informations anecdotiques, des rapports d'observation, le savoir traditionnel Inuit et l'identification photographique indiquent que la présence des épaulards dans la baie d'Hudson augmente. Les épaulards n'étaient pas connus pour être présents dans la région avant le milieu des années 1900, mais depuis ce temps, on a constaté une augmentation exponentielle des signalements. On a observé les épaulards se nourrir de nombreuses espèces de mammifères marins dans la baie d'Hudson. On se préoccupe particulièrement de la prédation sur les baleines boréales (Balaena mysticetus) dans le bassin Foxe, le narval (Monodon monoceros) dans le nord-ouest de la baie d'Hudson et les bélugas (Delphinapterus leucas) dans le sud-ouest de la baie d'Hudson. L'impact de la prédation des épaulards sur les espèces de mammifères marins est inconnue, car il n'y a aucune étude à long terme ni observation directe du comportement de chasse de l'épaulard dans ces eaux. Nous avons effectué une enquête semi-dirigée sur le savoir écologique traditionnel afin de fournir des renseignements supplémentaires sur l'écologie alimentaire des épaulards. Les utilisateurs locaux des ressources naturelles sont des observateurs compétents de leur environnement, et les chasseurs Inuits ainsi que les aînés de la collectivité ont des connaissances approfondies sur les épaulards. En utilisant ces renseignements, en définissant les exigences énergétiques des épaulards et en considérant la démographie des populations de proies, nous pouvons commencer à évaluer les exigences de base des dynamiques prédateur-proie dans l'écosystème marin de la baie d'Hudson. Afin d'estimer l'incidence de la prédation, nous avons utilisé un modèle simple d'équilibre de masse pour les mammifères marins qui comprenait la structure d'âge, la taille de la population et les taux de prédation. Pour la région de la baie d'Hudson, les résultats du modèle ont indiqué que les épaulards ne font pas preuve d'une grande spécialisation en matière de proie; à la place, ils s'alimentent alternativement de narvals et de bélugas au début et à la fin de la saison libre de glaces. Il existe des preuves à l'appui de l'hypothèse indiquant que pendant le pic de la saison des eaux libres, la prédation des épaulards peut être axée sur les baleines boréales. La stratégie mixte d'alimentation utilisée par les épaulards comprend la spécialisation prédatrice saisonnière et elle a une importance enmatière de gestion et de conservation, car la prédation des épaulards pourrait ne pas être restreinte par une réponse fonctionnelle de régulation.

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